Dawn of Beauty
L'ébénisterie à l'atelier de Blaise
Précieux et rares sont ces lieux dotés d’une âme surréaliste qui traversent les décennies. Me croirez-vous si je vous dis que dans un recoin de la rue du Faubourg Saint-Antoine, se cache un atelier d'ébénisterie défiant à la fois la loi du temps, celle de la gravité, les frontières du monde entier? Il faut probablement le voir pour le croire, car il ne s’agit nullement d’un jeu de mots, encore moins d’une hallucination ni même d’un montage photographique…
L’atelier de Benoît Blaise est comme un temple secret, dont seuls les initiés connaissent les clés d’accès et l’étroit chemin pavé serpentant entre quelques ateliers d’artisans et habitations privées. La première porte franchie nous isole du vrombissement parisien habituel, pour atteindre un calme presque monacal au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans la venelle. Le sentiment puissant de sérénité qui émane des lieux est à l’image de Blaise. Le personnage est discret, parle à voix basse, lentement. Un de ces résistants coriaces à la course effrénée de l’homme trop moderne ?
Au cœur de ce temple où flotte un fond sonore de musique classique, l’établi du maître ébéniste devient l’autel célébrant une des matières les plus ancestrales, sous toutes ses formes. Le bois est transformé, découpé, décapé, mouluré, chantourné, peint, restauré, doré, verni. Un temple où s’élèvent dans les airs des chaises, des fauteuils, des pieds de table et des outils dans un décor composé de mille et une feuilles de bois acheminées des forêts du monde entier… Parmi celles-ci, l’Ebène de Macassar, le Citronnier de Ceylan, le Thuya de Mogador. Autant d’essences précieuses et colorées qui invitent à l’évasion et la rêverie exotique.
L’expérience est visuelle, sensorielle, olfactive. L’odeur humide du bois dans la cave fraîche contraste avec celle de la sciure tiède et tendre, de la colle de lapin qui dégouline encore de son pot, de l’odeur de la ferraille rouillée. La chaleur des rayons du soleil réchauffe l'atmosphère et illumine ces rouleaux de papiers qui prennent des allures de parchemins ancestraux. Ce bain de lumière révèle des mosaïques de poussière qui dévoilent à leur tour la beauté veinée de la marqueterie. Emmanuel connaît par cœur ces délicieuses sensations et ne se lasse pas du spectacle quotidien - un affrontement de la lumière et de la pénombre qui balaye tout l’atelier des heures durant. Les murs scintillent quelques instants, puis s’effacent quand l’obscurité revient. Littéraire à ses heures perdues, Emmanuel me fit découvrir l’« Eloge de l’ombre » de Junichirô Tanizaki. Il s’agit d’une réflexion sur la conception japonaise du beau, dont l’extrait suivant rejoint la vision de ces maîtres de la restauration, des esthètes de l’ancien, de ces nostalgiques peu modernes et finalement de cet atelier insolite au cœur de Paris…
« Non point que nous ayons une prévention a priori contre tout ce qui brille, mais, à un éclat superficiel et glacé, nous avons toujours préféré les reflets profonds, un peu voilés ; soit, dans les pierres naturelles aussi bien que dans les matières artificielles, ce brillant légèrement altéré qui évoque irrésistiblement les effets du temps. « Effets du temps », voilà qui sonne bien, mais, à vrai dire, c’est le brillant que produit la crasse des mains. Les Chinois ont un mot pour cela, « le lustre de la main » ; les japonais disent « l’usure » : le contact des mains au cours d’un long usage, leur frottement, toujours appliqué aux mêmes endroits, produit avec le temps une imprégnation grasse ; en d’autres termes, ce lustre est donc bien la crasse des mains. […] Contrairement aux Occidentaux qui s’efforcent d’éliminer radicalement tout ce qui ressemble à une souillure, les Extrêmes-Orientaux la conservent précieusement, et telle quelle, pour en faire un ingrédient du beau. C’est une défaite, me direz-vous, et je vous l’accorde, mais il n’en est pas moins vrai que nous aimons les couleurs et le lustre d’un objet souillé par la crasse, la suie ou les intempéries, ou qui parait l’être, et que vivre dans un bâtiment, ou parmi des ustensiles qui possèdent cette qualité-là, curieusement nous apaise le cœur et nous calme les nerfs. »[1]
Je n’imaginais pas réaliser un épisode sur l'ébénisterie pour cette chronique, toutefois le partage de cette expérience poétique inattendue devint une évidence… Je remercie Benoît Blaise et Emmanuel de Buzonnière de m’avoir ouvert la porte de leur univers surréaliste que j’ai eu tant de plaisir à explorer.
[1] TANIZAKI, Junichirō, Éloge de l’ombre, traduit du japonais par René Sieffert, Paris, Éditions Verdier, 1977 (rééd. coll. Verdier poche, 2008), pp. 32-33.